Comme dans l’ensemble des colonies françaises, le développement de l’enseignement colonial à Madagascar a eu pour objectif officiel d’œuvrer dans le sens de la « mission civilisatrice » invoquée pour légitimer la mise sous domination française de la population malgache. Par le développement d’un enseignement spécialement conçu pour les « indigènes », principalement du 1er degré, il s’agissait de « civiliser » des populations considérées comme « arriérées », de les amener à « l’âge adulte » en leur inculquant des notions dites élémentaires telles que la lecture, l’écriture, le calcul, quelques éléments d’histoire et de langue française utiles à la reconnaissance de la France comme « mère patrie », mais aussi d’hygiène et d’agriculture.
Il s’agira de faire état de deux grands paradoxes qui sous-tendent l’œuvre coloniale dans le champ scolaire à Madagascar : d’une part, le paradoxe de la « mission civilisatrice » et, d’autre part, celui de l’adaptation au contexte local (autrement dit au « milieu indigène »). Pour ce faire, l’analyse sera axée sur la région de l’Androy, à l’extrême Sud de l’île, en confrontant les discours et textes officiels de l’enseignement et les réalités de cet enseignement, réalités entrevues à partir des rapports d’inspection et des rapports sommaires de l’ensemble des écoles officielles de la région1.
L’argument de la « mission civilisatrice » de l’entreprise coloniale ne fut invoqué principalement que lorsqu’un intérêt économique et/ou politique était en jeu. Le cas de l’Androy en est l’illustration. Eu égard aux descriptions et commentaires récurrents sur la région et ses habitants émis par les gouverneurs, les administrateurs voire les instituteurs qui décrivent une population de « barbares », « d’arriérés », « une région encore à l’âge préhistorique », on pourrait alors supposer que la mission « civilisatrice » et donc, par là, le développement de l’école, eut été une priorité de la politique coloniale dans la région. Or, c’est dans cette région que le développement de l’enseignement fut le plus tardif et le plus « poussif » par rapport au reste de l’île, retard scolaire encore perceptible en ce début de XXIe siècle. Ce premier paradoxe s’explique en partie par la primauté des objectifs économiques et de récupération ou soumission politique et idéologique sur toutes les autres « missions » légitimant l’œuvre coloniale. Au-delà même d’une résistance certaine des populations à l’autorité coloniale et à l’envoi des enfants à l’école, le retard scolaire de la région durant l’époque coloniale relève surtout du peu d’intérêt de la Colonie pour l’Androy : sans réel enjeu politique, économique, voire idéologique (faible présence des missionnaires), le développement de l’enseignement n’apparaît pas comme une priorité pour une région principalement entrevue comme un réservoir de main-d’œuvre à destination du Madagascar « utile ».
Quant au paradoxe de l’adaptation de l’enseignement au contexte local, il sera ici envisagé par rapport à l’enseignement pratique et au développement des jardins scolaires et de l’enseignement agricole. S’il ne fait pas partie des matières dites « classiques », l’enseignement agricole associé aux jardins scolaires n’en est pas moins une matière prédominante de l’enseignement colonial en milieu rural : un tiers environ des heures d’enseignement lui sont consacrées dans le 1er degré ; initialement prévu pour les garçons, il concerne bien souvent les deux sexes faute d’enseignantes capables d’encadrer les matières « pratiques » en théorie prévues pour les fillettes (bien souvent un seul instituteur, masculin, par école, et pas de maîtresse de couture la plupart du temps). Les réalités de cet enseignement agricole et le développement des jardins scolaires dans les écoles de l’Androy révèlent le paradoxe entre les visées officielles de cet enseignement et ses résultats : destiné en théorie à former les nouvelles générations à de nouvelles méthodes culturales et à éviter « la formation de déclassés » et l’exode rural, il représentera « une corvée » pour les populations et, par là, un des arguments de la non scolarisation des enfants. Les résultats de cet enseignement révèlent également le paradoxe entre un enseignement qui se veut adapté aux réalités du milieu et l’obstination des instituteurs et de certains inspecteurs à tenter d’y faire fructifier des variétés non adaptées aux conditions agro-écologiques de la région (climat semi-aride et déficit pluviométrique récurrent) ou sans intérêt immédiat pour une population fréquemment en insécurité alimentaire.
Nous limiterons notre observation à la période 1920-1951 en raison de la disponibilité des rapports d’inspections et des rapports sommaires de l’ensemble des écoles de la région et des conséquences de la réforme scolaire de 1951 à partir de laquelle l’enseignement pratique ne représente plus qu’une matière marginale sur l’ensemble du volume horaire enseigné.
Archives de la République Malgache, série G 333, G 334 et G 335.