Enseignement et colonisation dans l’Empire français
 

Les paradoxes de la « mission civilisatrice » et de l’adaptation de l’enseignement colonial à Madagascar : le cas de l’Androy (1920-1951)

Comme dans l’ensem­ble des colo­nies fran­çai­ses, le déve­lop­pe­ment de l’ensei­gne­ment colo­nial à Madagascar a eu pour objec­tif offi­ciel d’œuvrer dans le sens de la « mis­sion civi­li­sa­trice » invo­quée pour légi­ti­mer la mise sous domi­na­tion fran­çaise de la popu­la­tion mal­ga­che. Par le déve­lop­pe­ment d’un ensei­gne­ment spé­cia­le­ment conçu pour les « indi­gè­nes », prin­ci­pa­le­ment du 1er degré, il s’agis­sait de « civi­li­ser » des popu­la­tions consi­dé­rées comme « arrié­rées », de les amener à « l’âge adulte » en leur inculquant des notions dites élémentaires telles que la lec­ture, l’écriture, le calcul, quel­ques éléments d’his­toire et de langue fran­çaise utiles à la reconnais­sance de la France comme « mère patrie », mais aussi d’hygiène et d’agri­culture.

Il s’agira de faire état de deux grands para­doxes qui sous-ten­dent l’œuvre colo­niale dans le champ sco­laire à Madagascar : d’une part, le para­doxe de la « mis­sion civi­li­sa­trice » et, d’autre part, celui de l’adap­ta­tion au contexte local (autre­ment dit au « milieu indi­gène »). Pour ce faire, l’ana­lyse sera axée sur la région de l’Androy, à l’extrême Sud de l’île, en confron­tant les dis­cours et textes offi­ciels de l’ensei­gne­ment et les réa­li­tés de cet ensei­gne­ment, réa­li­tés entre­vues à partir des rap­ports d’ins­pec­tion et des rap­ports som­mai­res de l’ensem­ble des écoles offi­ciel­les de la région1.

L’argu­ment de la « mis­sion civi­li­sa­trice » de l’entre­prise colo­niale ne fut invo­qué prin­ci­pa­le­ment que lorsqu’un inté­rêt économique et/ou poli­ti­que était en jeu. Le cas de l’Androy en est l’illus­tra­tion. Eu égard aux des­crip­tions et com­men­tai­res récur­rents sur la région et ses habi­tants émis par les gou­ver­neurs, les admi­nis­tra­teurs voire les ins­ti­tu­teurs qui décri­vent une popu­la­tion de « bar­ba­res », « d’arrié­rés », « une région encore à l’âge pré­his­to­ri­que », on pour­rait alors sup­po­ser que la mis­sion « civi­li­sa­trice » et donc, par là, le déve­lop­pe­ment de l’école, eut été une prio­rité de la poli­ti­que colo­niale dans la région. Or, c’est dans cette région que le déve­lop­pe­ment de l’ensei­gne­ment fut le plus tardif et le plus « pous­sif » par rap­port au reste de l’île, retard sco­laire encore per­cep­ti­ble en ce début de XXIe siècle. Ce pre­mier para­doxe s’expli­que en partie par la pri­mauté des objec­tifs économiques et de récu­pé­ra­tion ou sou­mis­sion poli­ti­que et idéo­lo­gi­que sur toutes les autres « mis­sions » légi­ti­mant l’œuvre colo­niale. Au-delà même d’une résis­tance cer­taine des popu­la­tions à l’auto­rité colo­niale et à l’envoi des enfants à l’école, le retard sco­laire de la région durant l’époque colo­niale relève sur­tout du peu d’inté­rêt de la Colonie pour l’Androy : sans réel enjeu poli­ti­que, économique, voire idéo­lo­gi­que (faible pré­sence des mis­sion­nai­res), le déve­lop­pe­ment de l’ensei­gne­ment n’appa­raît pas comme une prio­rité pour une région prin­ci­pa­le­ment entre­vue comme un réser­voir de main-d’œuvre à des­ti­na­tion du Madagascar « utile ».

Quant au para­doxe de l’adap­ta­tion de l’ensei­gne­ment au contexte local, il sera ici envi­sagé par rap­port à l’ensei­gne­ment pra­ti­que et au déve­lop­pe­ment des jar­dins sco­lai­res et de l’ensei­gne­ment agri­cole. S’il ne fait pas partie des matiè­res dites « clas­si­ques », l’ensei­gne­ment agri­cole asso­cié aux jar­dins sco­lai­res n’en est pas moins une matière pré­do­mi­nante de l’ensei­gne­ment colo­nial en milieu rural : un tiers envi­ron des heures d’ensei­gne­ment lui sont consa­crées dans le 1er degré ; ini­tia­le­ment prévu pour les gar­çons, il concerne bien sou­vent les deux sexes faute d’ensei­gnan­tes capa­bles d’enca­drer les matiè­res « pra­ti­ques » en théo­rie pré­vues pour les fillet­tes (bien sou­vent un seul ins­ti­tu­teur, mas­cu­lin, par école, et pas de maî­tresse de cou­ture la plu­part du temps). Les réa­li­tés de cet ensei­gne­ment agri­cole et le déve­lop­pe­ment des jar­dins sco­lai­res dans les écoles de l’Androy révè­lent le para­doxe entre les visées offi­ciel­les de cet ensei­gne­ment et ses résul­tats : des­tiné en théo­rie à former les nou­vel­les géné­ra­tions à de nou­vel­les métho­des cultu­ra­les et à éviter « la for­ma­tion de déclas­sés » et l’exode rural, il repré­sen­tera « une corvée » pour les popu­la­tions et, par là, un des argu­ments de la non sco­la­ri­sa­tion des enfants. Les résul­tats de cet ensei­gne­ment révè­lent également le para­doxe entre un ensei­gne­ment qui se veut adapté aux réa­li­tés du milieu et l’obs­ti­na­tion des ins­ti­tu­teurs et de cer­tains ins­pec­teurs à tenter d’y faire fruc­ti­fier des varié­tés non adap­tées aux condi­tions agro-écologiques de la région (climat semi-aride et défi­cit plu­vio­mé­tri­que récur­rent) ou sans inté­rêt immé­diat pour une popu­la­tion fré­quem­ment en insé­cu­rité ali­men­taire.

Nous limi­te­rons notre obser­va­tion à la période 1920-1951 en raison de la dis­po­ni­bi­lité des rap­ports d’ins­pec­tions et des rap­ports som­mai­res de l’ensem­ble des écoles de la région et des consé­quen­ces de la réforme sco­laire de 1951 à partir de laquelle l’ensei­gne­ment pra­ti­que ne repré­sente plus qu’une matière mar­gi­nale sur l’ensem­ble du volume horaire ensei­gné.

Archives de la République Malgache, série G 333, G 334 et G 335.