Enseignement et colonisation dans l’Empire français
 

Un colonialisme glottophage ?

Sens et portée de l’hégé­mo­nie de la langue fran­çaise dans les écoles indi­gè­nes en Nouvelle-Calédonie (1863-1945)

F. Furet et J. Ozouf dénon­cent le lien de cau­sa­lité qui, en Métropole, lie au pre­mier abord l’école à l’alpha­bé­ti­sa­tion : la séquence sco­la­ri­sa­tion-alpha­bé­ti­sa­tion, credo du XIXème siècle, appa­raît de plus en plus dou­teuse, même si le déve­lop­pe­ment des écoles au XIXème siècle, et leur prise en charge par l’État, se sont accom­pa­gnés d’une accé­lé­ra­tion de l’alpha­bé­ti­sa­tion, paral­lé­lisme qui sug­gère un rap­port de cau­sa­lité1. La ques­tion qui se pose à propos de l’alpha­bé­ti­sa­tion des Français en Métropole est donc celle de la res­pon­sa­bi­lité du déve­lop­pe­ment de l’infra­struc­ture sco­laire dans la mas­si­fi­ca­tion de la capa­cité à lire et écrire. Si la cor­ré­la­tion entre l’exis­tence de « mai­sons d’école » et le niveau géné­ral d’ins­truc­tion n’est pas si étroite qu’on pou­vait le penser, comme le démon­trent F. Furet et J. Ozouf, l’enjeu de la recher­che devient la mise au jour des fac­teurs qui ont joué un rôle dans cette exten­sion, et de leur place par rap­port à l’ins­ti­tu­tion sco­laire.

En contexte colo­nial, la ques­tion ne paraît pas pou­voir être posée en ces termes, et c’est ce dont témoi­gne l’expé­rience de la Nouvelle-Calédonie. Le niveau d’alpha­bé­ti­sa­tion des tribus kanak, si tant est que le recen­se­ment puisse le mesu­rer cin­quante ou soixante ans après la sortie du sys­tème sco­laire, ne sug­gère en rien une géné­ra­li­sa­tion de la capa­cité à lire et à écrire : le pas­sage d’une alpha­bé­ti­sa­tion « res­treinte » à une alpha­bé­ti­sa­tion géné­ra­li­sée semble loin d’être en voie d’achè­ve­ment à la veille de la Seconde Guerre mon­diale. La liai­son école/ins­truc­tion n’est donc pas évidente. Il s’agit dès lors de com­pren­dre com­ment l’illet­trisme a pu demeu­rer la règle, en dépit de l’exis­tence d’un réseau sco­laire com­pa­ra­ti­ve­ment aux autres colo­nies de l’Empire.

S’il est un domaine où le déca­lage entre la volonté affi­chée par les auto­ri­tés colo­nia­les et les résul­tats obte­nus auprès des tribus est patent, c’est bien celui de l’appren­tis­sage de la langue du colo­ni­sa­teur, le fran­çais. Ou plutôt, il faut inter­ro­ger un para­doxe appa­rent : si l’on s’en tient à la légis­la­tion, il est vrai que l’exclu­sion des « idio­mes néo-calé­do­niens », une tren­taine, a été posée dès les pre­miè­res années de la pré­sence fran­çaise (en 1863 plus pré­ci­sé­ment), et main­tes fois réi­té­rée par la suite mais, dans le même temps, la maî­trise de la langue fran­çaise par les géné­ra­tions sco­la­ri­sées du temps de l’indi­gé­nat est loin d’être évidente. La pra­ti­que des (nom­breu­ses) lan­gues ver­na­cu­lai­res reste aujourd’hui une réa­lité, sug­gé­rant que le fran­çais s’est davan­tage super­posé aux lan­gues ver­na­cu­lai­res qu’il n’a contri­bué à les faire dis­pa­raî­tre, ce qui invite à mettre en ques­tion la « glot­to­pha­gie » du colo­nia­lisme (Calvet2), dans les formes qu’elle a prises en Nouvelle-Calédonie. Fille d’une doc­trine colo­niale à la cohé­rence sou­vent ambi­guë dès lors qu’il s’agis­sait du sort des tribus kanak mises en réser­ves, cette poli­ti­que est rétros­pec­ti­ve­ment loin d’avoir eu les effets escomp­tés. L’ana­lyse de la place effec­ti­ve­ment accor­dée à la langue fran­çaise dans l’ensei­gne­ment va être l’occa­sion de véri­fier à quel point l’équilibre ins­ta­ble entre les exi­gen­ces de la « mis­sion civi­li­sa­trice » et les conflits d’inté­rêt locaux a façonné la réa­li­sa­tion du projet sco­laire.

Furet, F., Ozouf. J., Lire et écrire. L’alphabétisation des Français de Calvin à Jules Ferry, Paris, Ed. de Minuit, 1977.

Calvet, L.-J., Linguistique et colonialisme. Petit traité de glottophagie, Paris, Payot, 1974.