Ayant abordé dans mes recherches récentes l’histoire de la laïcité en France et au Maghreb (ce qui constitue un exemple très pertinent d’une divergence, dans le domaine de l’enseignement, entre métropole et colonies à l’époque coloniale), je viens d’entreprendre un nouveau projet de recherches sur l’enseignement colonial, mais j’avoue tout de suite que je suis spécialiste de la littérature francophone plutôt qu’historien. Mais j’espère aussi pouvoir apporter quelque chose de valable en examinant la pertinence éventuelle de certains textes littéraires pour ceux et celles qui se proposent d’étudier « les expériences scolaires des colonisé(e)s » d’un point de vue historique.
Dans un premier temps, ma communication démontrera à quel point le choc de la « rencontre coloniale en milieu scolaire » constitue un topos majeur de la littérature francophone du Maghreb. Mes exemples seront tirés de sources diverses dont les textes autobiographiques de Fadhma Amrouche (Berbère convertie au christianisme), d’Assia Djebar (Algérienne d’origine arabo-berbère et dont le père était instituteur) et d’Albert Memmi (Tunisien juif). Ces textes nous démontrent à quel point « le passage [...] sur les bancs de l’école française » a provoqué des « phénomènes d’appropriation et recompositions identitaires », pour reprendre une autre expression de l’appel à communication de ce colloque. A partir de là, je voudrais esquisser deux axes de réflexion qui me semblent pertinents pour tout chercheur/professeur qui voudrait mesurer la signification de ces textes du point de vue de l’histoire de l’enseignement colonial.
L’attrait de ces textes provient en grande partie de leur capacité de témoigner, surtout d’un point de vue affectif, d’une expérience scolaire qui a bouleversé l’auteur. Mais ils posent en même temps certains problèmes méthodologiques, notamment au niveau de leur « représentativité ». Pendant trop longtemps, lecteurs et critiques ont eu tendance à attribuer aux écrivains francophones du Maghreb un rôle de représentant, d’anthropologue ou de porte-parole par rapport à leur pays d’origine. Plus récemment, par contre, plusieurs critique ont souligné le fait que l’éducation qui d’une part a permis à ces auteurs de s’exprimer en français, d’autre part les a éloignés culturellement de la grande majorité de leurs compatriotes. Selon cette logique, Assia Djebar serait donc une privilégiée, peu typique, peu authentique etc., et ses écrits seraient finalement plus français qu’algériens. Ce qui rend la question encore plus complexe, surtout pour l’historien – et c’est ce problème-ci qui me préoccupera dans la deuxième partie de ma communication – est la dimension proprement « littéraire » de ces textes, qui implique un certain flou dans le champ référentiel. Si un texte tel que La Statue de sel de Memmi nous offre donc un témoignage autobiographique d’une grande valeur documentaire, il nous indique également, par diverses stratégies narratives et esthétiques, que le narrateur-protagoniste demeure, ou devient, dans une certaine mesure, un personnage fictif, modelé par les traditions littéraires (françaises) elles-mêmes.
Mon deuxième axe souhaite revenir sur la question de la « représentativité » de ces auteurs, et celle de leur statut social, mais sous un angle très différent. Les textes dont je parle soulignent tous la spécificité de cette rencontre coloniale en milieu scolaire, dont l’effet fut particulièrement violent pour les élèves dont les parents avaient fait peu d’études, qui connaissaient peu la culture française, et qui étaient illettrés. Mais plutôt qu’exceptionnelles, ces expériences ne seraient-elles qu’une version extrême, dans un contexte exceptionnellement sensible, d’une tendance plus générale ? Tout enseignement ne serait-il pas fondé sur le couple « émancipation/coercition » ; tout projet d’éducation n’impliquerait-il pas fondamentalement, en France comme en Algérie, une « mission civilisatrice » ? Et là encore, quel était / quel est le rôle de la littérature ou des « lettres » ?