Parus un demi-siècle après la fin de la guerre franco-vietnamienne, alors que leurs auteurs se sont spécialisés dans l’histoire socio-politique vietnamienne depuis plusieurs dizaines d’années, Indochine, la colonisation ambiguë1 de Pierre Brocheux et Daniel Hémery, L’école française en Indochine2 de Trinh Van Thao sont des ouvrages incontournables. Nous y avons joint une documentation qui concerne plus directement notre champ d’études et notre sujet : des témoignages de femmes à travers des mémoires, recueillis par des interviews3 ou rédigés et édités. Cela nous permettra, dans une première partie, de présenter un bref état des lieux concernant l’organisation de l’instruction – essentiellement publique car nous avons très peu d’éléments d’information sur l’enseignement privé – franco-vietnamienne disponible sous la colonisation française.
Pour les Vietnamiennes, ce fut la première fois qu’avec la colonisation l’enseignement public leur fut ouvert4. Dans Grandeur et servitude coloniale, A. Sarraut se félicite d’avoir introduit « l’enseignement indigène dans notre politique scolaire » et en conte le début : « Beaucoup d’Européens ne m’ont pas compris ; les familles indigènes non plus ; elles appréhendaient que nous inclinions leurs enfants à des idées subversives ou que notre enseignement ne fît des débauchées.5 » Cependant, de 1918 à 1922, note Trinh Van Thao, « même si l’effectif total des filles scolarisées ne dépasse pas 8 % - et encore 70 % d’entre elles viennent du Sud – de l’effectif total, l’enseignement des filles ne cesse de se développer, démentant les doutes et les prévisions pessimistes de certains administrateurs de la fin du siècle.6 »
Les avis sont partagés quant au bilan final de la colonisation en matière d’éducation. A la différence des constats lourdement négatifs car par trop orientés politiquement, les études plus fondées sur les faits et avec une plus grande sérénité environ un demi-siècle après la fin des conflits sont parvenues à des conclusions plus nuancées. « Il ne s’agit pas, affirme Pierre Brocheux7, d’exclure les colonisés du savoir et de l’éducation modernes puisque ceux-ci constituent l’arme redoutable du système colonial, mais de courber leur usage au service de trois finalités désormais clairement conçues : inspirer et contrôler les contenus et la transmission jusqu’au village des savoirs écrits ; diffuser partiellement une éducation populaire moderne minimale sans laquelle le système colonial pas plus qu’aucun autre segment du mode de production capitaliste ne peut fonctionner ; du même mouvement, adapter les élites colonisées aux fonctions que leur assigne la colonisation. D’où l’adoption (…) d’une stratégie assez proche au fond de la logique du double réseau scolaire qui, en France, exclut les classes populaires des fonctions intellectuelles. » Si exclusion il y avait, elle était double du côté féminin. Mais les colonisé-es ne faisaient pas que bénéficier ou pâtir passivement de la politique éducative coloniale.
Dans un environnement social où l’éthique confucéenne excluait les filles des classes privilégiées de la fonction publique et celles des classes populaires de la moindre instruction, l’enseignement public ouvert aux filles des centres urbains jusqu’aux villages constitua une nouveauté radicale même si elle ne touchait qu’une minorité et si l’inégalité des sexes demeurait flagrante aussi bien dans le système éducatif mis en place que dans la volonté des familles et le choix des individus. Ces deux derniers facteurs s’avéraient bien plus déterminants sur le parcours des élèves ainsi que les résultats scolaires et les impacts de l’instruction sur chaque destinée particulière. Des témoignages d’anciennes élèves8 ainsi que de nombreuses représentations littéraires attestent en effet d’une volonté plus ou moins forte de la part des familles et toujours plus vigoureuse de la part[...] des jeunes filles elles-mêmes pour accéder aux études et pour échapper ne fût-ce que provisoirement à l’ignorance et à la platitude de la vie laborieuse au sein du foyer traditionnellement réservée aux femmes.
A travers le parcours des enseignantes et des élèves, nous montrerons dans la deuxième partie de l’article, comment une élite intellectuelle féminine – en grande partie mais pas exclusivement – formée à l’école franco-vietnamienne s’est affirmée à la fois par le discours, par l’écriture et par l’action militante.
P. BROCHEUX et D. HEMERY Indochine, la colonisation ambiguë, La Découverte, Paris, 1995.
TRINH VAN THAO L’école française en Indochine, Karthala, Paris, 1995.
Nous avons ainsi interviewé Hoang Xuân Sinh sur sa mère, Bui Thi Me sur elle-même et ses contemporaines dont Bui Thi Nga, l’épouse de Huynh Tân Phat.
« Dans le système ancien, précise avec raison Trinh Van Thao, L’école française…, op. cit. p. 126, les filles n’étaient pas exclues a priori de l’école mais seulement du mandarinat, ce qui, bien évidemment, en limite la portée pratique. » Mais en fait, seules les filles de lettrés accédaient aux études dans le cadre de l’éducation paternelle ou des cours privés organisés par les familles mais ne pouvaient être admises dans l’enseignement public.
A. SARRAUT Grandeur et servitude coloniale, Sagittaire, Paris, 1931.
L’école française…, op. cit. p. 126.
Indochine, la colonisation ambiguë, op. cit., p. 218.
Le recueil le plus volumineux et le plus important aussi qualitativement est celui des anciennes élèves du Collège des Jeunes Filles Indigènes de Sai Gon, intitulé Ao tim trên cac neo duong dât nuoc (Tuniques violettes sur les chemins du pays), BUI THI ME éd., Tre, Ho Chi Minh ville, 2004, 520 p. Le Collège Dông Khanh à Huê a également édité un recueil de mémoires des anciennes élèves. Nous disposons ainsi de témoignages directs concernant deux des trois plus grands collèges de jeunes filles vietnamiennes de l’époque coloniale.